Viaticum, prequel 4

Autodafé

Sylvia avait revêtu sa veste en serge écru qui, bien qu’un peu trop chaude pour la saison, était pourvue d’une capuche, de quoi passer incognito au milieu de la plèbe qui se pressait déjà autour des bûchers. Une meute aussi impatiente qu’hostile qui attendait l’autodafé* à venir. La petite bourgade était devenue en ce jour, la capitale du Labourd, réunissant
un millier, voire deux, des villageois alentour qui s’étaient levé à l’aube pour rejoindre Saint-Pée sur nivelle. Quant à l’auberge, elle avait été prise d’assaut par des voyageurs plus lointains depuis l’annonce officielle de l’exécution des « quatre sorcières ».
La place du village se remplissait de cette assemblée braillarde sous les regards attentifs et des gardes de l’inquisiteur qui s’inquiétaient du retour prochain des marins. Car les rumeurs se propageaient vite dans les petits villages et il se murmurait déjà que cette condamnation ne serait pas orpheline, tant le magistrat menait son enquête avec zèle et ferveur. Les verdicts des procès, suite aux dénonciations qui se succédaient, garnissaient les geôles du château de Saint-Pée et l’heure était venue de les vider. Certains prétendaient que le père Agustin, le curé du village, ferait partie de la prochaine charrette. Pour preuve, les gardes de l’inquisiteur réquisitionnaient les stocks de bois prévu pour l’hiver dans les fermes du voisinage. À quoi donc peut servir autant de bois ? Si ce n’était pour construire des bûchers, aurait déclaré un notable exaspéré par ces procès ridicules visant à purger le pays de tous les sorciers et sorcières sous l’emprise des démons, selon les dires du magistrat.

Appuyée à un pilier de l’alcôve d’une maison franche* qui cernait la place, la jeune fille observait cette masse malodorante aux relents écœurants de graillon, de sueurs et d’urine. Des villageois qui, soucieux ne pas perdre une position aux avant-postes durement acquise, pissaient sur place.
Sylvia réfléchissait à se frayer un passage jusqu’aux abords du château avec le mince et le fol espoir de pouvoir interpeller l’inquisiteur afin de plaider la cause de sa mère. Que pouvait-elle faire d’autre ?
La rumeur qui enfla à l’ouverture de la porte du château interrompit ses sombres pensées. Un cortège de roturiers endimanchés comme pour un jour de fête, certainement des membres du Biltzar*, pénétra dans le corridor artificiel menant jusqu’aux bûchers. Sylvia aperçut le père Mathieu qui leur emboitait le pas tout en brandissait avec conviction une imposante croix en bois. Un rappel à tous qu’ils œuvraient pour rendre la justice du seigneur. La jeune fille devina sans peine que le témoignage de ce maudit curé n’avait guère plaidé en leur faveur. Maintes fois, elle avait perçu son regard lubrique où se mêlaient l’envie et la crainte, au passage de sa mère.
Le brouhaha s’amplifia quand les quatre condamnées s’avancèrent les mains liées dans le dos et la tête basse. Sylvia laissa échapper un sanglot en apercevant le visage tuméfié de sa mère. Sa longue chevelure noire et bouclée, et qui faisait sa fierté, n’était plus qu’un amas de poils hirsutes qui, bien que coagulés par le sang et la boue, laissait entrevoir son crâne par endroit. Son air hagard et ses habits en charpie, qui révélaient les stigmates bleuissants sur son corps, ne laissaient aucun doute sur le traitement qui lui avait été réservé pour lui arracher ses aveux. Si quelques insultes et crachats accompagnèrent les pauvres femmes sur leur chemin de croix, une grande majorité de l’assemblée regardait cette procession avec compassion. Une effervescence malsaine gagna les travées à l’apparition de l’inquisiteur, escorté par une dizaine de gardes, tous de noirs vêtus. Le long chapeau sombre et pointu, dont il était coiffé, contrastait avec son imposante barbe blanche, allongeant démesurément son visage. La mine grave, il cheminait à travers cette foule, le regard hautain, presque avec un air de défiance. Ce territoire avait été rattaché depuis peu au royaume de France, depuis que Henri III de Navarre soit couronné sous le nom d’Henri IV, roi de France. Beaucoup avaient encore du mal à se faire à cette nouvelle autorité que symbolisait Pierre de Lancre.

Sylvia quitta son abri, bien décidé à jouer des coudes afin de profiter de chaque interstice que lui offrirait cette foule dense et massive dans le but d’atteindre l’inquisiteur. Ébranlée par la vision de sa chère mère, elle sentit ses jambes flageller à son premier pas et manqua de peu de s’étaler face contre terre quand un bras salvateur vint à son secours. Elle releva la tête pour remercier son bon samaritain.

— Sylvia, tu es folle de venir ici, tout le monde te recherche !

Bien que ses yeux soient embués de larmes, la jeune femme reconnut aussitôt Garaxi qui la fixait d’une mine affolée.

— Lâche-moi ! Je dois plaider ma cause auprès de l’inquisiteur, bafouilla-t-elle.
— Qu’espères-tu donc, pauvre sotte ?
— Ma mère est innocente de ce dont on l’accuse !
— Rita a été dénoncée par Lissalda et Marguerite, elle n’a aucune chance d’échapper à la sentence.
— Alors ces femmes sont des menteuses, je dois leur parler et leur faire entendre raison ! s’écria Sylvia.

Dans le calme ambiant, son éclat de voix attira quelques regards curieux. Garaxi qui la maintenait toujours par le bras l’attira un peu à l’écart.

— Tu veux leur parler ? Vas-y, ne te gêne pas ! Elles sont juste à côté de ta mère et vont la rejoindre sur le bûcher.

L’air hébété, Sylvia marqua le coup.

— Ces bougresses ont d’abord cru pouvoir échapper à la question en collaborant avec le magistrat et en dénonçant ta mère et d’autres femmes du coin, toi y compris, l’avertit Garaxi.
— Mais de quoi, nous accuse-t-on ?
— De pactiser avec le Diable, de pratiquer le Sabbat et que sais-je encore ?
— C’est de la folie, soupira Sylvia entre deux sanglots.
— Je sais, mais cela a suffi à convaincre le magistrat de votre culpabilité, expliqua Garaxi avec douceur.

Garaxi se contenta de la serrer dans ses bras pour la réconforter.

— Tu ne devrais pas rester ici, c’est trop dangereux pour toi, la conseilla-t-elle.

Sylvia hocha la tête en guise d’acceptation et Garaxi desserra son étreinte voyant que la jeune fille s’apaisait.

— Suis-moi, ma tante habite le village, elle pourra t’héberger le temps que ça se calme un peu dans les parages, rajouta-t-elle inquiète en jetant un coup d’œil circulaire.

Mais les regards suspicieux s’étaient détournés des deux femmes pour se reporter sur la place centrale. Le bourreau et ses aides déshabillaient une à une les condamnées pour les mettre à nue aux yeux de tous, ce qui souleva des murmures désapprobateurs des plus prudes, mais aussi de plaisirs des plus pervers. Le bourreau les revêtit ensuite d’une chemise enduite de soufre, afin d’amorcer la combustion du corps, avant de les faire escalader le bûcher sur une échelle pour les attacher solidement aux poteaux de sept mètres de haut autour duquel s’entassaient par tranches des fagots, des bûches et de la paille qui n’attendaient qu’une étincelle pour s’embraser. Garaxi sentit l’émotion la gagner en observant le bourreau bousculer Rita, celle qui lui avait pratiquement sauvé la vie, avec la conscience qu’elle ne pourrait jamais rembourser cette dette.
Sylvia profita de ce moment d’inattention pour lui fausser compagnie. Garaxi esquissa un geste pour l’agripper par son habit, en vain. Elle vit disparaître la jeune fille dans la foule, tel une furie, n’hésitant pas à bousculer ceux qui lui barraient la route. Les jurons que souleva son passage en force se perdirent parmi les quolibets qui fusaient autant à destination des accusés que de l’inquisiteur et ses sbires. Elle profita de cette agitation pour parvenir aux premières loges, à quelques mètres seulement de sa mère. Cette dernière, juchée sur son macabre piédestal, utilisait ses ultimes forces pour toiser l’assemblée d’un regard dénué de peurs et de remords. Contrairement aux trois autres suppliciés qui étaient passés aux aveux et avaient été garrotés* par le bourreau, Rita serait brûlée vive.
Sylvia se colla contre la palissade, un amas de planche de bois et de ballots de paille que les soldats avaient dressés pour contenir l’assistance. Si la plupart se contentaient de poser leur main sur le pommeau de leur épée, d’autres n’hésitaient pas à dégainer leur arme pour repousser quelques excités qui voulaient franchir ce fragile cordon. La jeune femme se demanda s’ils désiraient libérer ces innocentes ou au contraire s’approcher pour mieux cracher leur venin. Peu importe, elle pouvait peut-être profiter de cette soudaine effervescence qui gagnait la foule, pour tenter le tout pour le tout. Sa main se resserra un peu plus sur le manche de son couteau, enfouie dans un repli de sa robe. Tout au fond d’elle, elle savait que son entreprise avait peu de chance de réussir, mais le chagrin et la douleur obscurcissaient sa clairvoyance. Le garde face à elle esquissa un pas de côté pour prêter main-forte à son voisin qui avait assené, du plat de son épée, un coup à un forcené qui tentait d’enjamber la palissade. Sylvia y vit un signe du destin, et alors qu’elle s’apprêtait à s’élancer, elle se figea sur place au cri de sa mère.

— Seigneur dans ta bienveillance, pardonne mes erreurs et protège ma fille, emmène-là loin de cet endroit maudit ! clama-t-elle de toutes ses forces tout en fixant sa progéniture d’un regard empli de terreur et de désespoir.

Sylvia comprit que sa mère l’avait repéré et deviné ses intentions, tant celle-ci ne la quittait pas des yeux. Elle saisit aussitôt que ce message s’adressait à elle, qu’elle l’implorait de ne pas agir. Une conviction renforcée par cette prière muette qu’elle mimait de ses lèvres : « LAISSE-MOI, FUIS !». Un avertissement silencieux que Rita répétait inlassablement dans l’espoir que son effrontée de fille lui obéisse enfin, mais Sylvia ne pouvait se résoudre à s’éloigner de sa mère.
Le hurlement de la « sorcière » avait assommé la foule électrisée. Tous regardaient Rita bougeant ses lèvres gercées, telle une possédée invoquant le diable. Le moment de surprise passé, les plus virulents, ceux qui croyaient à sa culpabilité vocifèrent de plus belle en clamant à tue-tête : « À mort, brulez la sorcière ! », entraînant dans leur ferveur haineuse, les quelques sceptiques restants.
Pierre de Lancre, qui craignait l’hostilité des villageois, se délectait de ce revirement de situation. Cette Rita, qui lui avait donné du fil à retordre en refusant de répondre à la question, dévoilait son esprit maléfique aux yeux de tous. Juché sur une estrade en compagnie des notables de la ville, il observait la scène avec satisfaction. Ce n’est qu’en reportant son attention sur Rita qu’il décela quelque chose d’anormal. Cette femme ne psalmodiait pas une quelconque prière diabolique, comme semblait le croire l’assemblée. Aussitôt, il s’avança pour mieux scruter la foule, qui prit ce geste pour un encouragement à hurler de plus belle.
Cette nouvelle clameur sortit Sylvia de sa torpeur. Son pragmatisme coutumier, souvent loué par sa mère, reprit soudainement le dessus. D’abord, elle réalisa que sa capuche avait glissé sur ses épaules, offrant son visage aux yeux de tous. Même amochée, sa ressemblance avec sa mère restait frappante et si comme Garaxi le prétendait, les sbires de l’inquisiteur la recherchaient, alors elle était en danger. Sa mère, bien qu’au bord du supplice, en avait pleinement conscience et l’implorait de déguerpir. Sylvia comprit qu’à défaut de la sauver, elle pouvait lui offrir ce cadeau, celui de partir en paix en sachant que sa fille serait à l’abri. Elle se recoiffa et recula la tête baissée. Avant de se noyer dans la masse, elle jeta un dernier regard en direction de sa mère pour y lire le soulagement dans ses yeux et un ultime message sur ses lèvres : « Je t’aime ».
Sylvia ferma les paupières, le seul moyen pour elle de trouver la force de partir et se retourna brusquement pour fendre cette foule hostile. Si les premiers mètres furent difficiles à franchir, la tenaille humaine qui tentait de la retenir dans ce cercle infernal se desserra peu à peu. Sylvia trouva refuge à l’abri des regards, sous le porche d’une maison de maître à colombage qui se situait dans une rue voisine, à l’angle de la place. Prostrée dans un recoin, la tête entre ses genoux, elle écoutait la foule réagir tout en imaginant ce qui se passait. Elle n’avait aucune envie d’assister à ce spectacle insoutenable, mais elle refusait de quitter les lieux, comme si un miracle pouvait survenir. Après tout Dieu n’était que bonté et miséricorde, il ne pouvait laisser se perpétuer le sacrifice d’une innocente sans réagir, se convainc-t-elle. Couvert par le brouhaha de l’assemblée de plus en plus fanatisé par le châtiment à venir, elle perçut indistinctement les mots magistrats énonçant les chefs d’accusation et le verdict, avant qu’un lourd silence ne s’installe et ne perdure de longues secondes qui lui semblèrent une éternité. Le son du crépitement du brasier précéda une forte clameur, mettant un terme à la prudence de Sylvia qui s’extirpa du porche pour parcourir les quelques mètres la séparant de la place. Juste à temps pour voir les flammes embraser le bûcher sur lequel se trouvait sa pauvre mère. Elle distingua le visage de sa mère se déformer de douleur, avant que celui ne disparaisse sous une épaisse fumée qui s’envolait en volutes dans le ciel en même temps que ses derniers espoirs. L’odeur de la chair brulée, semblable à celle du porc, lui remplit les narines, ce qui la décida à quitter le village pour repartir en direction du ruisseau en contrebas, et qu’elle avait longé à son arrivée pour rejoindre discrètement la ville. Pour son plus grand soulagement, elle retrouva son barda qu’elle avait caché sous un amas de branches. Durant de longues heures, elle pleura tout en écoutant les rumeurs provenant du village tout proche. Ce n’est qu’une fois la nuit tombée qu’elle retourna sur la place déserte. Saint-Pée avait recouvré sa quiétude et seuls les tas fumants, témoignaient du drame.
Sylvia s’arrêta devant celui de sa mère et plongea sa main dans les cendres encore brulantes. Insensible à la douleur, elle en extirpa une poignée qu’elle glissa dans un pot en terre qu’elle sortit de sa besace. Immobile face au bûcher, un sentiment de haine l’envahit tout en réfléchissant à un plan vengeur. Mais seule et sans ressource, que pouvait-elle faire ?

— Que fais-tu là ?

Sylvia sursauta, un des gardes de l’inquisiteur s’approchait. Avec l’obscurité, elle n’avait pas décelé sa présence.

— Déguerpit si tu ne veux pas tâter de mon épée, la menaça-t-il.

La jeune fille ne demanda pas son reste et prit ses jambes à son cou pour la plus grande satisfaction du soldat. Elle courut de longues minutes avant de s’octroyer une pause en s’asseyant sur une souche qui bordait le chemin. Elle se saisit du pot en terre qui contenait une partie des cendres du bûcher.

— Mère, que dois-je faire maintenant ? marmonna-t-elle en fermant les paupières pour mieux se remémorer le doux visage de Rita.

Alors lui revint le souvenir de l’une des histoires que Rita aimait lui raconter, sur un pays peuplé de rochers magiques, elle qui se fascinait pour les pierres depuis toute petite. Sylvia esquissa une sourire aussi triste que tendre.

— D’accord, maman, je vais partir pour le Sidobre, si tel est ton souhait !

*Autodafé: Cérémonie pendant laquelle on exécute une personne en lui faisant subir le supplice du feu.
*Maison franche : leurs maîtres, roturiers, étaient propriétaires du domaine, sans restriction. Ils ne payaient pas la taille mais versaient chaque année un don « volontaire » au roi.
*Biltzar:Le Biltzar (ou Bilçar) est une assemblée représentative du Labourd (Pays basque français) qui a perduré jusqu’en 1789.
*Garroter : faire mourir par le supplice du garrot. (étouffement)

Retrouvez la suite des aventures de Sylvia dans mon roman : Viaticum !