Viaticum (prequel 3)

L’inquisiteur

Deux coups secs retentirent à l’épaisse porte en bois.

— Entrez !

Un grincement lugubre accompagna l’ouverture de la porte avant qu’un homme, portant la soutane, ne se glisse timidement par l’entrebâillement de la porte.

— Vous m’avez fait quémander, messire, demanda-t-il d’un ton hésitant.
— En effet, Père Mathieu, j’aimerais m’entretenir avec vous, lui répondit son hôte. Venez vous asseoir !

Le curé referma la porte derrière lui et parcourut prestement les quelques mètres le séparant du bureau rustique auquel s’était attablé Pierre de Lancre pour rédiger son rapport journalier. Un labeur quotidien qui l’accaparait dès l’aube, tant il désirait consigner chaque détail de cette affaire délicate, suite à la lettre de jussion* envoyée par le roi Henri IV au parlement de Bordeaux, l’ordonnant à créer une commission d’enquête sur les agissements amoraux de certaines femmes dans le Labourd*. En ce mois de septembre 1609, il écumait les villages depuis le début de l’été, dans le but d’entendre les nombreux témoignages sur des rites sataniques et des phénomènes anormaux qui pullulaient dans cette région. Certes, il n’était pas dupe et nombre de ces délateurs ne désiraient que porter préjudice à leur voisin, soit par jalousie ou vengeance. Pour autant, il n’y avait pas de fumée sans feu, et il notait chaque nom des protagonistes, comme chaque reproche qui lui était rapporté. « Le diable se cache dans les détails », avait-il lu dans un livre et il adhérait totalement à cette idée.

— Vous parlez couramment l’Euskara*, m’a-t-on informé, lui demanda d’emblée le magistrat une fois que le curé eut pris place sur la chaise en bois.
— Oui, je suis natif de Garazi et j’ai fait mes études au diocèse de Bayonne, bredouilla le père Mathieu.

Cette chambre, surement celle du châtelain lui-même, avait été réquisitionnée par l’inquisiteur pour toute la durée de son séjour. Bien que modeste, le château restait ce que l’on pouvait trouver de mieux à Saint-Pée-sur-Nivelle. L’auberge du village, déserte en l’absence d’une grande majorité des hommes du coin parti rejoindre les ports voisins afin d’embarquer sur les chaluts de pêche à la morue, ne convenait guère à un notable de cette stature. Le bureau sur lequel le magistrat s’accoudait et qui semblait le jauger de son regard perçant était dépourvu de toute fioriture à l’unisson du reste du décorum. Seules les tentures en velours d’un rouge flamboyant du lit à baldaquin et du tableau illustrant une scène iconique de la bible apportaient une touche de couleur dans cette chambre au mur de pierre, d’une teinte aussi grise qu’un matin d’hiver. Pour autant, la sobriété de la pièce ne rassurait guère le pauvre curé qui paraissait autant intimidé qu’apeuré de se retrouver en tête à tête avec Pierre de Lancre en personne.

— C’est effectivement les renseignements fournis par l’évêque de Bayonne, confirma le juge en hochant la tête.

Si sa barbe blanche dénotait de son âge avancé, ses petits yeux emplis de malice attestaient de sa vivacité d’esprit, comme celle de lui livrer les sources de ses renseignements afin de déstabiliser ce modeste curé de campagne.
— Vous n’êtes pas sans avoir que le prêtre de Saint-Pée, qui me servait d’interprète pour mes interrogatoires, a émis des réserves sur mes agissements qu’il jugeait excessifs, l’informa-t-il d’un ton grave.

Le père Mathieu ne masqua pas son embarras devant cette confidence.

— Je fréquente très peu le père Agustin, se défendit-il. Il est jeune et nous n’avons pas la même vision pour gérer nos ouailles.
— Le pauvre homme a succombé aux charmes de ces drôlesses, Lissalda et Marguerite, qui sous prétexte de me livrer le nom de celle qui pactisaient avec Satan et ont profité pour pervertir le père Agustin. Il va les rejoindre sur le bûcher dans les jours prochains !

Un frisson parcourut l’échine du prêtre. Certaines rumeurs lui étaient parvenues aux oreilles, comme quoi son confrère aurait fomenté un attentat contre le juge, mais il ignorait la finalité de son sort. Était-ce là la raison de sa présence ? L’inquisiteur le croyait-il complice de cet acte délictueux et comptait-il l’envoyer à l’autodafé ?

— Mes hommes m’ont relaté que vous prétendiez avoir assisté à un Sabbat, ce qui a entrainé l’arrestation de l’une des femmes du bourg !
— Euh… oui, même s’il régnait une grande confusion parmi les gens du village, avec tous ces soldats. Bien que ces propos m’aient été rapportés durant une confession, j’ai jugé préférable d’en parler afin de ramener un peu de sérénité, tenta-t-il de se justifier.

Pierre de Lancre plissa les yeux et garda le silence durant de longues secondes. Devant ce regard inquisiteur, le père Mathieu s’agita sur cette chaise devenue étrangement inconfortable.

— Que connaissez-vous du Sabbat ?
— Euh… ce qu’on m’a enseigné au séminaire, bafouilla le curé, que le Sabbat serait une sorte de messe du Diable exécuté par des prêtresses démoniaques à base de prières sataniques, d’offrandes et autres rites pervers, poursuivit-il en voyant les sourcils broussailleux du juge se lever, telle une invitation à la confidence.
— Mais vous n’avez pas assisté personnellement à cette célébration du Malin, insista le magistrat. Pensez-vous que cette Rita soit vraiment une sorcière, qu’elle ait pactisé avec le diable ?
— Comme je vous l’ai expliqué, ces propos m’ont été rapportés durant une confession.
— Dommage, lâcha le juge sur un ton énigmatique. Je suis très intrigué par cette danse satanique et je caressais l’espoir que vous auriez pu m’en dire plus. Tout comme cette Rita que j’ai interrogée à son arrivée ; malgré la marque du diable sur son épaule qui est un signe évident de son pacte avec le Malin, cette bougresse refuse de coopérer.
— On m’avait rapporté qu’elle avait pourtant avoué à la question* », avança le père Mathieu.
— Certes, elle n’a pas nié s’adonner à des pratiques interdites, mais elle dément catégoriquement se livrer au Sabbat. Nonobstant, elle possède tous les atours pour séduire le Diable en personne.
— C’est une belle femme, tout comme sa fille, confirma le père Mathieu. Et en plus de leur joliesse, elles n’hésitent pas à s’enduire de baumes enivrants, capables de pervertir le plus honnête des hommes.
— Le démon aspire à imiter le style de notre seigneur, dont il désire toujours la grandeur et il se sert de la beauté pour son triste dessein. Elle me rappelle cette jeune fille, prénommée Jeanette. Lors de la « question », nul besoin de rechercher la marque du diable pour la confondre, tant celle-ci nous livra ses aveux avec une complaisance déroutante, ne cachant pas son vice, celui de forniquer avec le seigneur des ténèbres. Il faut dire qu’elle nous conta plus librement et effrontément qu’espéré, son merveilleux plaisir prit lors de ses accouplements avec le malin. Si je voyais en cette Jeanette, les signes évidents d’une possession démoniaque, certains de mes conseillers jugeaient qu’il manquait les sept conditions pour pratiquer un exorcisme en bonne et due forme.
— L’exorcisme est un exercice périlleux, avança le père Mathieu, et bien peu d’entre nous s’y risquent.
— J’ai conscience qu’affronter le mal n’est guère une chose aisée, c’est pour cela que je désire m’entourer d’homme de foi, sans peur et convaincue d’agir pour le bien et la gloire de notre seigneur, lui confia le magistrat en plongeant son regard dans le sien avec encore plus d’intensité.

Le père Mathieu sentit l’angoisse monter en lui, avant de réaliser que, loin de l’accuser d’une quelconque complicité, il souhaitait au contraire le recruter à son service. Il fut autant soulagé que flatté. Enfin, l’occasion lui était offerte de gravir quelques échelons et de quitter ce trou à rat.

— Vous pouvez compter sur mon entière dévotion, s’empressa-t-il de répondre.

L’inquisiteur esquissa un bref sourire de satisfaction avant de se lever et de se diriger vers la fenêtre qui se trouvait à sa gauche. Les mains jointes dans le dos, il observait silencieux la place du village sur laquelle on avait érigé quatre bûchers. Malgré l’heure matinale, quelques villageois s’agglutinaient déjà derrière les barrières dressées à la hâte. En dépit du vitrage, le bruit de cette foule qui ne cessait de grossir l’inquiétait, créant un climat semblable à celui d’un orage un soir d’été. Serait-elle hostile ou au contraire enthousiaste ? se demanda-t-il. Certes, le châtiment pouvait apparaître cruel pour le profane, mais pas lui. Il se devait d’approfondir sa connaissance sur les mœurs des sorcières et le rite du Sabbat. La richesse du récit de la Jeanette, narrant ses scènes de copulation avec des esprits démoniaques, aussi fascinante que troublante, lors de sa participation à ces messes noires sataniques ne pouvait être le fruit de son invention. Cette paysanne inculte était totalement dépourvue d’imagination, comme toutes les femmes, restait-il persuadé. Seule la faiblesse de leur esprit avait permis au Malin de prendre possession de leur âme et de les pervertir telles des marionnettes. Il ne pouvait laisser le mal triompher, dut-il envoyer toutes les femmes du Labourd au supplice du feu, se convainc-t-il en fixant les bûchers dans la cour. À cette pensée, un des rapports du capitaine de sa garde lui revint en mémoire.

— On m’a signalé qu’un des villageois serait parti à Bayonne dans l’espoir de rejoindre une frégate et d’alerter les marins en mer, dois je m’en inquiéter ?
— Deux des femmes que vous avez condamnées sont des épouses de matelots, et je pense qu’il existe un risque de rébellion si jamais…

Le père Mathieu ne termina pas sa phrase, mais il était certain que le magistrat avait compris son avertissement que mieux valait qu’il soit parti quand ces derniers seraient de retour. Cette région appartenait depuis peu au royaume de France et beaucoup dans le Labourd voyait dans le roi Henri IV, qu’un simple imposteur. Lui-même avait eu des doutes au début de cette mission sur les véritables raisons de cette inquisition. Pierre De Lancre n’était-il pas le jouet, l’instrument du pouvoir afin d’annexer définitivement les gens de ce pays, de leur faire plier le genou en instaurant la terreur. Comme s’il devinait ses pensées, le juge revint s’asseoir à la table.

— Je sais que mon action reste incomprise, avoua-t-il. Seul le jugement de Dieu m’importe et me donne la force de purger ce pays du mal qui l’habite. Et le mal est plus profond qu’on ne le croit.

À suivre…

Lettre de jussion*: lettre que le roi adressait aux cours souveraines pour leur commander d’enregistrer un acte législatif.

Labourd*: nom donné au pays basque durant le moyen-age

Euskara*: Nom que les Basques donnent à leur langue

La question*: Torture légale appliquée autrefois aux condamnés, aux accusés afin de leur arracher des aveux.