Viaticum, prequel 4

Autodafé

Sylvia avait revêtu sa veste en serge écru qui, bien qu’un peu trop chaude pour la saison, était pourvue d’une capuche, de quoi passer incognito au milieu de la plèbe qui se pressait déjà autour des bûchers. Une meute aussi impatiente qu’hostile qui attendait l’autodafé* à venir. La petite bourgade était devenue en ce jour, la capitale du Labourd, réunissant
un millier, voire deux, des villageois alentour qui s’étaient levé à l’aube pour rejoindre Saint-Pée sur nivelle. Quant à l’auberge, elle avait été prise d’assaut par des voyageurs plus lointains depuis l’annonce officielle de l’exécution des « quatre sorcières ».
La place du village se remplissait de cette assemblée braillarde sous les regards attentifs et des gardes de l’inquisiteur qui s’inquiétaient du retour prochain des marins. Car les rumeurs se propageaient vite dans les petits villages et il se murmurait déjà que cette condamnation ne serait pas orpheline, tant le magistrat menait son enquête avec zèle et ferveur. Les verdicts des procès, suite aux dénonciations qui se succédaient, garnissaient les geôles du château de Saint-Pée et l’heure était venue de les vider. Certains prétendaient que le père Agustin, le curé du village, ferait partie de la prochaine charrette. Pour preuve, les gardes de l’inquisiteur réquisitionnaient les stocks de bois prévu pour l’hiver dans les fermes du voisinage. À quoi donc peut servir autant de bois ? Si ce n’était pour construire des bûchers, aurait déclaré un notable exaspéré par ces procès ridicules visant à purger le pays de tous les sorciers et sorcières sous l’emprise des démons, selon les dires du magistrat.

Appuyée à un pilier de l’alcôve d’une maison franche* qui cernait la place, la jeune fille observait cette masse malodorante aux relents écœurants de graillon, de sueurs et d’urine. Des villageois qui, soucieux ne pas perdre une position aux avant-postes durement acquise, pissaient sur place.
Sylvia réfléchissait à se frayer un passage jusqu’aux abords du château avec le mince et le fol espoir de pouvoir interpeller l’inquisiteur afin de plaider la cause de sa mère. Que pouvait-elle faire d’autre ?
La rumeur qui enfla à l’ouverture de la porte du château interrompit ses sombres pensées. Un cortège de roturiers endimanchés comme pour un jour de fête, certainement des membres du Biltzar*, pénétra dans le corridor artificiel menant jusqu’aux bûchers. Sylvia aperçut le père Mathieu qui leur emboitait le pas tout en brandissait avec conviction une imposante croix en bois. Un rappel à tous qu’ils œuvraient pour rendre la justice du seigneur. La jeune fille devina sans peine que le témoignage de ce maudit curé n’avait guère plaidé en leur faveur. Maintes fois, elle avait perçu son regard lubrique où se mêlaient l’envie et la crainte, au passage de sa mère.
Le brouhaha s’amplifia quand les quatre condamnées s’avancèrent les mains liées dans le dos et la tête basse. Sylvia laissa échapper un sanglot en apercevant le visage tuméfié de sa mère. Sa longue chevelure noire et bouclée, et qui faisait sa fierté, n’était plus qu’un amas de poils hirsutes qui, bien que coagulés par le sang et la boue, laissait entrevoir son crâne par endroit. Son air hagard et ses habits en charpie, qui révélaient les stigmates bleuissants sur son corps, ne laissaient aucun doute sur le traitement qui lui avait été réservé pour lui arracher ses aveux. Si quelques insultes et crachats accompagnèrent les pauvres femmes sur leur chemin de croix, une grande majorité de l’assemblée regardait cette procession avec compassion. Une effervescence malsaine gagna les travées à l’apparition de l’inquisiteur, escorté par une dizaine de gardes, tous de noirs vêtus. Le long chapeau sombre et pointu, dont il était coiffé, contrastait avec son imposante barbe blanche, allongeant démesurément son visage. La mine grave, il cheminait à travers cette foule, le regard hautain, presque avec un air de défiance. Ce territoire avait été rattaché depuis peu au royaume de France, depuis que Henri III de Navarre soit couronné sous le nom d’Henri IV, roi de France. Beaucoup avaient encore du mal à se faire à cette nouvelle autorité que symbolisait Pierre de Lancre.

Sylvia quitta son abri, bien décidé à jouer des coudes afin de profiter de chaque interstice que lui offrirait cette foule dense et massive dans le but d’atteindre l’inquisiteur. Ébranlée par la vision de sa chère mère, elle sentit ses jambes flageller à son premier pas et manqua de peu de s’étaler face contre terre quand un bras salvateur vint à son secours. Elle releva la tête pour remercier son bon samaritain.

— Sylvia, tu es folle de venir ici, tout le monde te recherche !

Bien que ses yeux soient embués de larmes, la jeune femme reconnut aussitôt Garaxi qui la fixait d’une mine affolée.

— Lâche-moi ! Je dois plaider ma cause auprès de l’inquisiteur, bafouilla-t-elle.
— Qu’espères-tu donc, pauvre sotte ?
— Ma mère est innocente de ce dont on l’accuse !
— Rita a été dénoncée par Lissalda et Marguerite, elle n’a aucune chance d’échapper à la sentence.
— Alors ces femmes sont des menteuses, je dois leur parler et leur faire entendre raison ! s’écria Sylvia.

Dans le calme ambiant, son éclat de voix attira quelques regards curieux. Garaxi qui la maintenait toujours par le bras l’attira un peu à l’écart.

— Tu veux leur parler ? Vas-y, ne te gêne pas ! Elles sont juste à côté de ta mère et vont la rejoindre sur le bûcher.

L’air hébété, Sylvia marqua le coup.

— Ces bougresses ont d’abord cru pouvoir échapper à la question en collaborant avec le magistrat et en dénonçant ta mère et d’autres femmes du coin, toi y compris, l’avertit Garaxi.
— Mais de quoi, nous accuse-t-on ?
— De pactiser avec le Diable, de pratiquer le Sabbat et que sais-je encore ?
— C’est de la folie, soupira Sylvia entre deux sanglots.
— Je sais, mais cela a suffi à convaincre le magistrat de votre culpabilité, expliqua Garaxi avec douceur.

Garaxi se contenta de la serrer dans ses bras pour la réconforter.

— Tu ne devrais pas rester ici, c’est trop dangereux pour toi, la conseilla-t-elle.

Sylvia hocha la tête en guise d’acceptation et Garaxi desserra son étreinte voyant que la jeune fille s’apaisait.

— Suis-moi, ma tante habite le village, elle pourra t’héberger le temps que ça se calme un peu dans les parages, rajouta-t-elle inquiète en jetant un coup d’œil circulaire.

Mais les regards suspicieux s’étaient détournés des deux femmes pour se reporter sur la place centrale. Le bourreau et ses aides déshabillaient une à une les condamnées pour les mettre à nue aux yeux de tous, ce qui souleva des murmures désapprobateurs des plus prudes, mais aussi de plaisirs des plus pervers. Le bourreau les revêtit ensuite d’une chemise enduite de soufre, afin d’amorcer la combustion du corps, avant de les faire escalader le bûcher sur une échelle pour les attacher solidement aux poteaux de sept mètres de haut autour duquel s’entassaient par tranches des fagots, des bûches et de la paille qui n’attendaient qu’une étincelle pour s’embraser. Garaxi sentit l’émotion la gagner en observant le bourreau bousculer Rita, celle qui lui avait pratiquement sauvé la vie, avec la conscience qu’elle ne pourrait jamais rembourser cette dette.
Sylvia profita de ce moment d’inattention pour lui fausser compagnie. Garaxi esquissa un geste pour l’agripper par son habit, en vain. Elle vit disparaître la jeune fille dans la foule, tel une furie, n’hésitant pas à bousculer ceux qui lui barraient la route. Les jurons que souleva son passage en force se perdirent parmi les quolibets qui fusaient autant à destination des accusés que de l’inquisiteur et ses sbires. Elle profita de cette agitation pour parvenir aux premières loges, à quelques mètres seulement de sa mère. Cette dernière, juchée sur son macabre piédestal, utilisait ses ultimes forces pour toiser l’assemblée d’un regard dénué de peurs et de remords. Contrairement aux trois autres suppliciés qui étaient passés aux aveux et avaient été garrotés* par le bourreau, Rita serait brûlée vive.
Sylvia se colla contre la palissade, un amas de planche de bois et de ballots de paille que les soldats avaient dressés pour contenir l’assistance. Si la plupart se contentaient de poser leur main sur le pommeau de leur épée, d’autres n’hésitaient pas à dégainer leur arme pour repousser quelques excités qui voulaient franchir ce fragile cordon. La jeune femme se demanda s’ils désiraient libérer ces innocentes ou au contraire s’approcher pour mieux cracher leur venin. Peu importe, elle pouvait peut-être profiter de cette soudaine effervescence qui gagnait la foule, pour tenter le tout pour le tout. Sa main se resserra un peu plus sur le manche de son couteau, enfouie dans un repli de sa robe. Tout au fond d’elle, elle savait que son entreprise avait peu de chance de réussir, mais le chagrin et la douleur obscurcissaient sa clairvoyance. Le garde face à elle esquissa un pas de côté pour prêter main-forte à son voisin qui avait assené, du plat de son épée, un coup à un forcené qui tentait d’enjamber la palissade. Sylvia y vit un signe du destin, et alors qu’elle s’apprêtait à s’élancer, elle se figea sur place au cri de sa mère.

— Seigneur dans ta bienveillance, pardonne mes erreurs et protège ma fille, emmène-là loin de cet endroit maudit ! clama-t-elle de toutes ses forces tout en fixant sa progéniture d’un regard empli de terreur et de désespoir.

Sylvia comprit que sa mère l’avait repéré et deviné ses intentions, tant celle-ci ne la quittait pas des yeux. Elle saisit aussitôt que ce message s’adressait à elle, qu’elle l’implorait de ne pas agir. Une conviction renforcée par cette prière muette qu’elle mimait de ses lèvres : « LAISSE-MOI, FUIS !». Un avertissement silencieux que Rita répétait inlassablement dans l’espoir que son effrontée de fille lui obéisse enfin, mais Sylvia ne pouvait se résoudre à s’éloigner de sa mère.
Le hurlement de la « sorcière » avait assommé la foule électrisée. Tous regardaient Rita bougeant ses lèvres gercées, telle une possédée invoquant le diable. Le moment de surprise passé, les plus virulents, ceux qui croyaient à sa culpabilité vocifèrent de plus belle en clamant à tue-tête : « À mort, brulez la sorcière ! », entraînant dans leur ferveur haineuse, les quelques sceptiques restants.
Pierre de Lancre, qui craignait l’hostilité des villageois, se délectait de ce revirement de situation. Cette Rita, qui lui avait donné du fil à retordre en refusant de répondre à la question, dévoilait son esprit maléfique aux yeux de tous. Juché sur une estrade en compagnie des notables de la ville, il observait la scène avec satisfaction. Ce n’est qu’en reportant son attention sur Rita qu’il décela quelque chose d’anormal. Cette femme ne psalmodiait pas une quelconque prière diabolique, comme semblait le croire l’assemblée. Aussitôt, il s’avança pour mieux scruter la foule, qui prit ce geste pour un encouragement à hurler de plus belle.
Cette nouvelle clameur sortit Sylvia de sa torpeur. Son pragmatisme coutumier, souvent loué par sa mère, reprit soudainement le dessus. D’abord, elle réalisa que sa capuche avait glissé sur ses épaules, offrant son visage aux yeux de tous. Même amochée, sa ressemblance avec sa mère restait frappante et si comme Garaxi le prétendait, les sbires de l’inquisiteur la recherchaient, alors elle était en danger. Sa mère, bien qu’au bord du supplice, en avait pleinement conscience et l’implorait de déguerpir. Sylvia comprit qu’à défaut de la sauver, elle pouvait lui offrir ce cadeau, celui de partir en paix en sachant que sa fille serait à l’abri. Elle se recoiffa et recula la tête baissée. Avant de se noyer dans la masse, elle jeta un dernier regard en direction de sa mère pour y lire le soulagement dans ses yeux et un ultime message sur ses lèvres : « Je t’aime ».
Sylvia ferma les paupières, le seul moyen pour elle de trouver la force de partir et se retourna brusquement pour fendre cette foule hostile. Si les premiers mètres furent difficiles à franchir, la tenaille humaine qui tentait de la retenir dans ce cercle infernal se desserra peu à peu. Sylvia trouva refuge à l’abri des regards, sous le porche d’une maison de maître à colombage qui se situait dans une rue voisine, à l’angle de la place. Prostrée dans un recoin, la tête entre ses genoux, elle écoutait la foule réagir tout en imaginant ce qui se passait. Elle n’avait aucune envie d’assister à ce spectacle insoutenable, mais elle refusait de quitter les lieux, comme si un miracle pouvait survenir. Après tout Dieu n’était que bonté et miséricorde, il ne pouvait laisser se perpétuer le sacrifice d’une innocente sans réagir, se convainc-t-elle. Couvert par le brouhaha de l’assemblée de plus en plus fanatisé par le châtiment à venir, elle perçut indistinctement les mots magistrats énonçant les chefs d’accusation et le verdict, avant qu’un lourd silence ne s’installe et ne perdure de longues secondes qui lui semblèrent une éternité. Le son du crépitement du brasier précéda une forte clameur, mettant un terme à la prudence de Sylvia qui s’extirpa du porche pour parcourir les quelques mètres la séparant de la place. Juste à temps pour voir les flammes embraser le bûcher sur lequel se trouvait sa pauvre mère. Elle distingua le visage de sa mère se déformer de douleur, avant que celui ne disparaisse sous une épaisse fumée qui s’envolait en volutes dans le ciel en même temps que ses derniers espoirs. L’odeur de la chair brulée, semblable à celle du porc, lui remplit les narines, ce qui la décida à quitter le village pour repartir en direction du ruisseau en contrebas, et qu’elle avait longé à son arrivée pour rejoindre discrètement la ville. Pour son plus grand soulagement, elle retrouva son barda qu’elle avait caché sous un amas de branches. Durant de longues heures, elle pleura tout en écoutant les rumeurs provenant du village tout proche. Ce n’est qu’une fois la nuit tombée qu’elle retourna sur la place déserte. Saint-Pée avait recouvré sa quiétude et seuls les tas fumants, témoignaient du drame.
Sylvia s’arrêta devant celui de sa mère et plongea sa main dans les cendres encore brulantes. Insensible à la douleur, elle en extirpa une poignée qu’elle glissa dans un pot en terre qu’elle sortit de sa besace. Immobile face au bûcher, un sentiment de haine l’envahit tout en réfléchissant à un plan vengeur. Mais seule et sans ressource, que pouvait-elle faire ?

— Que fais-tu là ?

Sylvia sursauta, un des gardes de l’inquisiteur s’approchait. Avec l’obscurité, elle n’avait pas décelé sa présence.

— Déguerpit si tu ne veux pas tâter de mon épée, la menaça-t-il.

La jeune fille ne demanda pas son reste et prit ses jambes à son cou pour la plus grande satisfaction du soldat. Elle courut de longues minutes avant de s’octroyer une pause en s’asseyant sur une souche qui bordait le chemin. Elle se saisit du pot en terre qui contenait une partie des cendres du bûcher.

— Mère, que dois-je faire maintenant ? marmonna-t-elle en fermant les paupières pour mieux se remémorer le doux visage de Rita.

Alors lui revint le souvenir de l’une des histoires que Rita aimait lui raconter, sur un pays peuplé de rochers magiques, elle qui se fascinait pour les pierres depuis toute petite. Sylvia esquissa une sourire aussi triste que tendre.

— D’accord, maman, je vais partir pour le Sidobre, si tel est ton souhait !

*Autodafé: Cérémonie pendant laquelle on exécute une personne en lui faisant subir le supplice du feu.
*Maison franche : leurs maîtres, roturiers, étaient propriétaires du domaine, sans restriction. Ils ne payaient pas la taille mais versaient chaque année un don « volontaire » au roi.
*Biltzar:Le Biltzar (ou Bilçar) est une assemblée représentative du Labourd (Pays basque français) qui a perduré jusqu’en 1789.
*Garroter : faire mourir par le supplice du garrot. (étouffement)

Retrouvez la suite des aventures de Sylvia dans mon roman : Viaticum !




Viaticum (prequel 3)

L’inquisiteur

Deux coups secs retentirent à l’épaisse porte en bois.

— Entrez !

Un grincement lugubre accompagna l’ouverture de la porte avant qu’un homme, portant la soutane, ne se glisse timidement par l’entrebâillement de la porte.

— Vous m’avez fait quémander, messire, demanda-t-il d’un ton hésitant.
— En effet, Père Mathieu, j’aimerais m’entretenir avec vous, lui répondit son hôte. Venez vous asseoir !

Le curé referma la porte derrière lui et parcourut prestement les quelques mètres le séparant du bureau rustique auquel s’était attablé Pierre de Lancre pour rédiger son rapport journalier. Un labeur quotidien qui l’accaparait dès l’aube, tant il désirait consigner chaque détail de cette affaire délicate, suite à la lettre de jussion* envoyée par le roi Henri IV au parlement de Bordeaux, l’ordonnant à créer une commission d’enquête sur les agissements amoraux de certaines femmes dans le Labourd*. En ce mois de septembre 1609, il écumait les villages depuis le début de l’été, dans le but d’entendre les nombreux témoignages sur des rites sataniques et des phénomènes anormaux qui pullulaient dans cette région. Certes, il n’était pas dupe et nombre de ces délateurs ne désiraient que porter préjudice à leur voisin, soit par jalousie ou vengeance. Pour autant, il n’y avait pas de fumée sans feu, et il notait chaque nom des protagonistes, comme chaque reproche qui lui était rapporté. « Le diable se cache dans les détails », avait-il lu dans un livre et il adhérait totalement à cette idée.

— Vous parlez couramment l’Euskara*, m’a-t-on informé, lui demanda d’emblée le magistrat une fois que le curé eut pris place sur la chaise en bois.
— Oui, je suis natif de Garazi et j’ai fait mes études au diocèse de Bayonne, bredouilla le père Mathieu.

Cette chambre, surement celle du châtelain lui-même, avait été réquisitionnée par l’inquisiteur pour toute la durée de son séjour. Bien que modeste, le château restait ce que l’on pouvait trouver de mieux à Saint-Pée-sur-Nivelle. L’auberge du village, déserte en l’absence d’une grande majorité des hommes du coin parti rejoindre les ports voisins afin d’embarquer sur les chaluts de pêche à la morue, ne convenait guère à un notable de cette stature. Le bureau sur lequel le magistrat s’accoudait et qui semblait le jauger de son regard perçant était dépourvu de toute fioriture à l’unisson du reste du décorum. Seules les tentures en velours d’un rouge flamboyant du lit à baldaquin et du tableau illustrant une scène iconique de la bible apportaient une touche de couleur dans cette chambre au mur de pierre, d’une teinte aussi grise qu’un matin d’hiver. Pour autant, la sobriété de la pièce ne rassurait guère le pauvre curé qui paraissait autant intimidé qu’apeuré de se retrouver en tête à tête avec Pierre de Lancre en personne.

— C’est effectivement les renseignements fournis par l’évêque de Bayonne, confirma le juge en hochant la tête.

Si sa barbe blanche dénotait de son âge avancé, ses petits yeux emplis de malice attestaient de sa vivacité d’esprit, comme celle de lui livrer les sources de ses renseignements afin de déstabiliser ce modeste curé de campagne.
— Vous n’êtes pas sans avoir que le prêtre de Saint-Pée, qui me servait d’interprète pour mes interrogatoires, a émis des réserves sur mes agissements qu’il jugeait excessifs, l’informa-t-il d’un ton grave.

Le père Mathieu ne masqua pas son embarras devant cette confidence.

— Je fréquente très peu le père Agustin, se défendit-il. Il est jeune et nous n’avons pas la même vision pour gérer nos ouailles.
— Le pauvre homme a succombé aux charmes de ces drôlesses, Lissalda et Marguerite, qui sous prétexte de me livrer le nom de celle qui pactisaient avec Satan et ont profité pour pervertir le père Agustin. Il va les rejoindre sur le bûcher dans les jours prochains !

Un frisson parcourut l’échine du prêtre. Certaines rumeurs lui étaient parvenues aux oreilles, comme quoi son confrère aurait fomenté un attentat contre le juge, mais il ignorait la finalité de son sort. Était-ce là la raison de sa présence ? L’inquisiteur le croyait-il complice de cet acte délictueux et comptait-il l’envoyer à l’autodafé ?

— Mes hommes m’ont relaté que vous prétendiez avoir assisté à un Sabbat, ce qui a entrainé l’arrestation de l’une des femmes du bourg !
— Euh… oui, même s’il régnait une grande confusion parmi les gens du village, avec tous ces soldats. Bien que ces propos m’aient été rapportés durant une confession, j’ai jugé préférable d’en parler afin de ramener un peu de sérénité, tenta-t-il de se justifier.

Pierre de Lancre plissa les yeux et garda le silence durant de longues secondes. Devant ce regard inquisiteur, le père Mathieu s’agita sur cette chaise devenue étrangement inconfortable.

— Que connaissez-vous du Sabbat ?
— Euh… ce qu’on m’a enseigné au séminaire, bafouilla le curé, que le Sabbat serait une sorte de messe du Diable exécuté par des prêtresses démoniaques à base de prières sataniques, d’offrandes et autres rites pervers, poursuivit-il en voyant les sourcils broussailleux du juge se lever, telle une invitation à la confidence.
— Mais vous n’avez pas assisté personnellement à cette célébration du Malin, insista le magistrat. Pensez-vous que cette Rita soit vraiment une sorcière, qu’elle ait pactisé avec le diable ?
— Comme je vous l’ai expliqué, ces propos m’ont été rapportés durant une confession.
— Dommage, lâcha le juge sur un ton énigmatique. Je suis très intrigué par cette danse satanique et je caressais l’espoir que vous auriez pu m’en dire plus. Tout comme cette Rita que j’ai interrogée à son arrivée ; malgré la marque du diable sur son épaule qui est un signe évident de son pacte avec le Malin, cette bougresse refuse de coopérer.
— On m’avait rapporté qu’elle avait pourtant avoué à la question* », avança le père Mathieu.
— Certes, elle n’a pas nié s’adonner à des pratiques interdites, mais elle dément catégoriquement se livrer au Sabbat. Nonobstant, elle possède tous les atours pour séduire le Diable en personne.
— C’est une belle femme, tout comme sa fille, confirma le père Mathieu. Et en plus de leur joliesse, elles n’hésitent pas à s’enduire de baumes enivrants, capables de pervertir le plus honnête des hommes.
— Le démon aspire à imiter le style de notre seigneur, dont il désire toujours la grandeur et il se sert de la beauté pour son triste dessein. Elle me rappelle cette jeune fille, prénommée Jeanette. Lors de la « question », nul besoin de rechercher la marque du diable pour la confondre, tant celle-ci nous livra ses aveux avec une complaisance déroutante, ne cachant pas son vice, celui de forniquer avec le seigneur des ténèbres. Il faut dire qu’elle nous conta plus librement et effrontément qu’espéré, son merveilleux plaisir prit lors de ses accouplements avec le malin. Si je voyais en cette Jeanette, les signes évidents d’une possession démoniaque, certains de mes conseillers jugeaient qu’il manquait les sept conditions pour pratiquer un exorcisme en bonne et due forme.
— L’exorcisme est un exercice périlleux, avança le père Mathieu, et bien peu d’entre nous s’y risquent.
— J’ai conscience qu’affronter le mal n’est guère une chose aisée, c’est pour cela que je désire m’entourer d’homme de foi, sans peur et convaincue d’agir pour le bien et la gloire de notre seigneur, lui confia le magistrat en plongeant son regard dans le sien avec encore plus d’intensité.

Le père Mathieu sentit l’angoisse monter en lui, avant de réaliser que, loin de l’accuser d’une quelconque complicité, il souhaitait au contraire le recruter à son service. Il fut autant soulagé que flatté. Enfin, l’occasion lui était offerte de gravir quelques échelons et de quitter ce trou à rat.

— Vous pouvez compter sur mon entière dévotion, s’empressa-t-il de répondre.

L’inquisiteur esquissa un bref sourire de satisfaction avant de se lever et de se diriger vers la fenêtre qui se trouvait à sa gauche. Les mains jointes dans le dos, il observait silencieux la place du village sur laquelle on avait érigé quatre bûchers. Malgré l’heure matinale, quelques villageois s’agglutinaient déjà derrière les barrières dressées à la hâte. En dépit du vitrage, le bruit de cette foule qui ne cessait de grossir l’inquiétait, créant un climat semblable à celui d’un orage un soir d’été. Serait-elle hostile ou au contraire enthousiaste ? se demanda-t-il. Certes, le châtiment pouvait apparaître cruel pour le profane, mais pas lui. Il se devait d’approfondir sa connaissance sur les mœurs des sorcières et le rite du Sabbat. La richesse du récit de la Jeanette, narrant ses scènes de copulation avec des esprits démoniaques, aussi fascinante que troublante, lors de sa participation à ces messes noires sataniques ne pouvait être le fruit de son invention. Cette paysanne inculte était totalement dépourvue d’imagination, comme toutes les femmes, restait-il persuadé. Seule la faiblesse de leur esprit avait permis au Malin de prendre possession de leur âme et de les pervertir telles des marionnettes. Il ne pouvait laisser le mal triompher, dut-il envoyer toutes les femmes du Labourd au supplice du feu, se convainc-t-il en fixant les bûchers dans la cour. À cette pensée, un des rapports du capitaine de sa garde lui revint en mémoire.

— On m’a signalé qu’un des villageois serait parti à Bayonne dans l’espoir de rejoindre une frégate et d’alerter les marins en mer, dois je m’en inquiéter ?
— Deux des femmes que vous avez condamnées sont des épouses de matelots, et je pense qu’il existe un risque de rébellion si jamais…

Le père Mathieu ne termina pas sa phrase, mais il était certain que le magistrat avait compris son avertissement que mieux valait qu’il soit parti quand ces derniers seraient de retour. Cette région appartenait depuis peu au royaume de France et beaucoup dans le Labourd voyait dans le roi Henri IV, qu’un simple imposteur. Lui-même avait eu des doutes au début de cette mission sur les véritables raisons de cette inquisition. Pierre De Lancre n’était-il pas le jouet, l’instrument du pouvoir afin d’annexer définitivement les gens de ce pays, de leur faire plier le genou en instaurant la terreur. Comme s’il devinait ses pensées, le juge revint s’asseoir à la table.

— Je sais que mon action reste incomprise, avoua-t-il. Seul le jugement de Dieu m’importe et me donne la force de purger ce pays du mal qui l’habite. Et le mal est plus profond qu’on ne le croit.

À suivre…

Lettre de jussion*: lettre que le roi adressait aux cours souveraines pour leur commander d’enregistrer un acte législatif.

Labourd*: nom donné au pays basque durant le moyen-age

Euskara*: Nom que les Basques donnent à leur langue

La question*: Torture légale appliquée autrefois aux condamnés, aux accusés afin de leur arracher des aveux.




Viaticum (prequel 2)

Les sorcières d’Ahetze

Voilà quelques nuits que Sylvia se cachait dans les bois proches d’Ustaritz, à quelques lieues du village. Une forêt suffisamment grande et suffisamment éloignée pour que les gens d’Ahetze viennent la chercher. Cachée derrière un muret de pierres empilées qui délimitait le champ voisin, celui du père Arluzea, elle observait sa maison située à quelques pieds. La nouvelle lune se finissant, le mince croissant suffisait à percer la pénombre. Plus que la vue, elle comptait sur son ouïe fine et son odorat aiguisé pour débusquer un des soldats de la garnison, aussi sales que puants, qui avaient débarqué dans le village.

— Maudits soient-ils, marmonna-t-elle entre ses dents.

Tout en étant aux aguets, elle repensa à cette funeste soirée. Pour une fois, elle regretta son insouciance, mais comment aurait-elle pu imaginer que cet étrange cortège, celui qu’elle avait aperçu quelques jours plus tôt, était celui de Pierre de Lancre, l’inquisiteur ! Certes, depuis quelques semaines une rumeur inquiétante se propageait, comme quoi certaines femmes avaient été envoyées au château de Saint-Pée-sur-Nivelle. Le bruit courrait qu’un magistrat, missionné par le parlement de Bordeaux, parcourait un à un les villages alentours, se croyant investi d’une mission divine, celle de traquer les sorcières et qui infestaient le Labourd. Bien que Sylvia, tout comme Rita, ne prêtait guère attention aux quolibets et aux railleries, comme « sorcière » ou « diablesse » dont les villageois aimaient les affubler dans leur dos, ceux-ci avaient donc fini par susciter l’intérêt du cruel inquisiteur.
Garaxi, la fille du père Arluzéa n’avait pas oublié que Rita l’avait sorti d’un mauvais pas en lui faisant boire une infusion abortive, à base de Belladone et elle seule, avait eu le courage de s’opposer à cette folie en venant les avertir du danger qui allait s’abattre sur elles. Que ce fut par peur ou par pure méchanceté, certains villageois n’avaient guère tardé à lui livrer des témoignages accusateurs à leur encontre. Nombreux avaient été victime de leur ensorcèlement par des guérisons trop miraculeuses pour qu’elles ne soient pas l’œuvre d’une prêtresse du diable lui-même. Le curé en personne prétendait les avoir vu danser à la pleine lune, leurs corps nus, enduits de baumes odorants tout en exécutant le sabbat pour invoquer le diable. Encore un qui avait pris ses fantasmes pour de la réalité. Voilà donc comment ces misérables ingrats avaient remercié sa mère pour ses bons soins, en la livrant aux griffes de ce Pierre de Lancre.
Peu de temps après l’avertissement de Garaxi, elles avaient perçu les vociférations de ceux qui avaient été ses voisins et qui guidaient l’inquisiteur et ses sbires, jusqu’à leur humble bicoque. Elle revoyait encore la procession de torches, elle entendait encore Rita lui ordonner de s’enfuir par la porte de derrière, alors qu’elle s’accrochait à sa jupe pour l’implorer à la suivre.

— Sylvia, je dois rester sinon ils n’auront de cesse de nous traquer tous les deux, lui avait-elle expliqué avec un sourire résigné.
— Je ne veux pas te quitter, avait-elle crié entre deux sanglots. Et puis, où vais-je aller ?
— Va te réfugier dans l’abri du berger abandonné, tu sais, au cœur de la forêt d’Ustaritz ! Je te rejoindrai plus tard quand ils m’auront relâché d’ici à quelques jours !
— Mais ils vont te faire du mal !
— J’aurais peut-être droit à quelques coups de fouet et tu seras là pour me soigner, ma petite fille, lui avait-elle dit en souriant.

Bien que Rita fut une piètre menteuse, poussé par le désespoir elle avait su la convaincre et elle était parti, protégé par la noirceur de la nuit. Une seule fois, elle avait arrêté sa course quand la clameur des villageois avait retenti à l’unisson.

« Brulons la sorcière ! »

Mon Dieu, est-ce là le sort qu’ils lui réservent ? pensa-t-elle avec effroi. Un instant, elle avait hésité à faire demi-tour, mais la peur l’avait tétanisée durant de longues minutes. Ce n’est qu’en entendant des chiens aboyer qu’elle réalisa que les soldats cherchaient déjà sa piste. Alors, elle était passée par les marais pour brouiller sa piste, avant de courir à se faire éclater la rate. Elle avait avalé les trois lieues la séparant de la forêt d’une seule traite et ce n’est qu’une fois à l’abri de la futaie qu’elle se permit une halte. Les terribles évènements, dont elle venait d’être victime, contrastaient avec la douceur et la tranquillité de cette nuit de fin d’été. Bien qu’épuisée et à bout de force, elle avait puisé dans ses ressources afin de grimper à sur un chêne majestueux dont les épaisses branches l’avaient accueillie comme un berceau salvateur, au danger du monde ici-bas.

Aucun garde ne rôdait dans les parages. Visiblement, personne ne la croyait aussi folle pour revenir sur les lieux du crime. Sylvia s’élança en sautant par-dessus le muret et se précipita de sa foulée aussi légère que silencieuse vers la porte basse qui se situait à l’arrière de sa bicoque. Cette dernière était une ancienne bergerie délabrée quand sa mère l’avait acheté peu de temps après sa naissance pour seulement quelques pièces d’argent qu’elle avait obtenu pour ses bons soins dans une famille de notables de la région. Cette ouverture permettait au berger de faire rentrer son bétail dans la partie étable. Elle ouvrit la porte en grimaçant. Dans le calme ambiant de la nuit, le petit couinement qui s’échappa des gonds rouillés prenait des allures d’une sirène stridente. Telle une ombre, elle se faufila à l’intérieur et se colla contre le mur afin de rependre son souffle. L’odeur si familière de son petit nid douillet l’apaisa et la rassura avant que des éclats de voix provenant de l’extérieur ne l’alerte et la fige sur place.

— J’ai entendu un bruit, je te dis, chuchota une voix masculine.
— Ça doit être le vent, lui répondit un autre homme.
— Non, on aurait dit un grincement venant de l’intérieur, on devrait aller voir !
— Hors de question que je rentre là-dedans !
— Le juge De Lancre, nous a ordonné de surveiller la maison et d’empêcher quiconque de s’en approcher, insista le premier.
— C’est ce que l’on fait, s’exclama son compère. On garde la maison, un point c’est tout !
— Tu as grand-peur, on dirait !
— Diantre, c’est la maison d’une sorcière et je ne veux pas m’attirer le mauvais œil, s’obstina le second. Regarde ce qui s’est passé à Saint-Pée sur Nivelle, s’affola-t-il. Il parait que l’une des femmes capturées aurait pénétré dans la chambre du juge pour se livrer à une copulation sodomite avec le diable, à deux pas du lit du magistrat, tout en récitant des messes noires. On dit même que le prêtre l’aurait assisté dans une tentative d’assassinat en lui perçant la cuisse dans son sommeil pour boire son sang.
— En tout cas, cette drôlesse a reconnu sa culpabilité durant l’estrapade* quand l’inquisiteur lui a posé la question !
— Elles avouent tout, ricana l’autre. Et pour l’autre question ?
— Je crois qu’elle a refusé de livrer ses complices. Pourtant, le bourreau l’a gavé de quatre pots d’eau avant de tomber en faiblesse. Peu importe, les témoins qui ont défilé ont tous dénoncé sa fille comme complice !
— La bougresse doit être loin à l’heure qu’il est. Bon débarras, même si j’aurais préféré qu’elle crame avec les autres diablesses, dès demain matin, se gaussa son voisin.
— Oublions ces diablesses, le curé m’a refilé un fond de gnôle, tu en veux ?
— Plutôt deux fois qu’une ! s’exclama l’autre.

Sylvia s’était collé la main sur la bouche pour refréner le bruit de son sanglot à cette nouvelle. Comme sa mère ne l’avait toujours pas rejointe malgré sa promesse, elle se doutait que Rita se trouvait en mauvaise posture, mais jamais elle n’aurait imaginé de la voir finir sur le bucher. Elle devait se rendre à Saint-Pée de toute urgence, peut-être pouvait-elle encore implorer la clémence de ce maudit juge. Elle attendit que les deux gardes s’éloignent avant de se diriger vers le côté de la cheminée. Elle ôta, la pierre décelée pour extirper le grimoire et une petite bourse remplis de quelques pièces de sa cachette et les glisser dans sa besace qui se trouvait sur le banc. Pour le moment, Sylvia se refusait à envisager son échec à extirper sa mère du triste sort qui l’attendait, mais ce dont elle était certaine, c’est toutes les deux ne reviendraient jamais dans ce village rempli de couards.
Ces quelques jours dans la forêt avaient souillé ses vêtements et elle hésita à se changer. Les deux soldats ne tarderaient pas à revenir de leur pause, et l’alcool pouvait leur donner le courage de rentrer dans sa demeure, si jamais elle avait l’imprudence de se montrer indiscrète. Par précaution, elle fourra quelques vêtements dans une autre sacoche en tissus et s’éclipsa sans bruit. Elle avait toute la nuit pour parcourir les lieues la séparant de Saint-Pée-sur-Nivelle.

*Estrapade : Supplice qui consistait à attacher un condamné avec une corde, à le hisser à une certaine hauteur et à le faire tomber plusieurs fois au bout de sa corde, à quelques mètres du sol ou dans l’eau.

À suivre…


Viaticum (prequel 1)

Le Labourd

Du haut de son promontoire, Sylvia observait l’étrange délégation sur le sentier bordant l’Uroneko Erreka, le ruisseau qui passait à proximité de son village. Enfouie dans les hautes herbes brulées par le soleil de l’été qui se terminait, nul ne pouvait deviner sa présence. Depuis toute petite, elle avait appris à se dissimuler telle une ombre. Les gens du village ne les appréciaient guère, elle et sa mère, Rita, bien qu’ils fassent appel à ses services lorsque la maladie les frappait. Les villageois d’Ahetze se méfiaient de cette guérisseuse et de sa vagabonde de fille, n’hésitant pas à les traiter de sorcières et à leur attribuer les causes d’un malheur ou d’une mauvaise récolte.
Toutes les deux s’en moquaient éperdument et Sylvia prenait même un malin plaisir à entretenir cette croyance ridicule. Consciente que sa seule beauté, aussi pure qu’innocente, dévoyait déjà les hommes si faibles d’esprit. Aussi, elle aimait se revêtir de l’odeur des fleurs qu’elle récoltait lors de ses longues ballades dans la lande avoisinante et qui finissaient en onguents qu’elle préparait sous la supervision de sa mère. Une pratique que réprouvait le curé village, condamnant l’utilisation du parfum, jugeant cette pratique comme le symbole de mœurs trop légères et de traditions païennes. quel mal y avait-il à sentir bon?
La carriole en contrebas s’arrêta et des hommes vêtus de noir en descendirent aussitôt. L’escorte, composée d’une dizaine de soldats, mirent pied à terre. Alors que certains satisfaisaient un besoin naturel, d’autres accompagnèrent les chevaux au bord du ruisseau afin qu’ils se désaltèrent. Plus que l’accoutrement burlesque des dignitaires en noir, qui coiffés de hauts chapeaux pointus de la même couleur que leurs habits s’étaient réunie pour tenir un conciliabule, c’étaient les soldats lui faisant face, leurs attributs à l’air afin de se soulager, qui l’amusa. Certes, l’anatomie masculine ne lui était pas totalement étrangère pour avoir vu des croquis dans le précieux grimoire de sa maternelle, mais c’était la première fois qu’elle en observait de si près. Malgré la dizaine de mètres les séparant, elle distinguait parfaitement ces petits tuyaux atrophiés dont sortait un jet discontinu de liquide jaunâtre. Dire que la vie provient du même organe qui servait à évacuer les déchets du corps humain, pensa-t-elle avec dégout.
Sans un bruit, elle rampa à reculons afin de se mettre hors de vue. Ce n’est qu’une fois à l’orée du petit bois qui se trouvait sur l’autre versant de la colline qu’elle se débarrassa des mauvaises herbes qui s’étaient accrochées à sa robe de serge écru qu’elle avait enfilé par dessus son jupon. Elle en profita pour réajuster les lanières de son bustier d’un blanc grisâtre, qui enfermait sa poitrine naissante. Ceci fait, elle empoigna son sac de toile qui contenait le petit couvre-chef en tissu dont elle se coiffa pour maintenir son épaisse chevelure noire bouclée. Avant de placer sa musette en bandoulière, elle contempla son butin du jour. Essentiellement du Milleperthuis, une plante dont se servait sa mère pour guérir les brulures, mais qui avait aussi la réputation d’éloigner les esprits néfastes. En traversant le ruisseau, elle avait eu la chance de dénicher une pierre de foudre. Les paysans accrochaient au-dessus du seuil de leur porte ces cailloux d’aspects singuliers, que la croyance populaire attribuait à une chute du ciel, lors d’un orage. Tels des précieux talismans aux formes allongées, ils étaient censés protéger les habitations de la colère divine. Pour Sylvia, cela signifiait quelques sous en plus, de quoi agrémenter un peu l’ordinaire. Forts de leurs convictions religieuses, les puissants dédaignaient les légumes en estimant que des végétaux touchant le sol étaient indignes de leurs conditions. Sylvia et sa mère s’accommodaient aisément des bulbes et des racines cultivés sur un petit lopin de terre à l’arrière de leur bicoque. À ce régime s’ajoutaient les œufs des quelques poules en leur possession. Parfois un lapin sauvage se laissait prendre à l’un de ses collets qu’elle posait uniquement en cas de nécessité durant l’hiver, une saison plus difficile pour se sustenter en l’absence de ce que Dame Nature pouvait offrir le reste de l’année. Une entreprise toujours périlleuse car les seigneurs féodaux ne plaisantaient pas avec les braconniers. Il y a deux saisons, suite à une plainte du Baron d’Agramont, l’assemblée du Biltzar* n’avait pas hésité à condamner un imprudent à l’échaffaud sur la place publique de Saint-Pée-sur-Nivelle. Ce pauvre malheureux avait eu l’outrecuidance de chasser des canards sauvages, un gibier, qui en tutoyant le royaume des cieux, ne pouvait que garnir la table des nobles du Labourd*.
Le sentier traversant le petit bois débouchait sur une zone plus marécageuse, parsemé de joncs et de roseaux. En cette fin d’été, le niveau de l’eau stagnante se trouvait au plus bas, mais il fallait rester prudent et prendre garde où poser les pieds sous peine de se retrouver embourbé jusqu’à la taille. Un danger qui ne préoccupait pas Sylvia, tant elle connaissait les pièges de ce marais comme sa poche. Sa maison se situait un peu à l’écart du village, ce qui lui convenait très bien. Elle entra par la porte de derrière et trouva sa mère plongée dans son grimoire. Ces dons de guérisseuse s’appuyaient sur les connaissances compilées dans ce livre si précieux, transmis à chaque génération. Un jour, le plus tard possible, elle en deviendrait l’heureuse propriétaire et perpétuerait ainsi la tradition familiale.

— Ah te voici ! s’exclama Rita d’un ton réprobateur.

Sylvia se contenta de sourire, devinant l’anxiété de sa mère quand elle disparaissait durant de longues heures. À bien des égards, Rita lui ressemblait autant par son caractère impétueux que par son physique qui restait plutôt avantageux par rapport aux femmes de son âge. Il faut dire que son corps avait été préservé de grossesses à répétition.
Sylvia n’avait jamais connu son père et Rita avait toujours éludé ses questions génantes, bien que légitimes, lorsqu’elle abordait le sujet. Cependant, certaines rumeurs lui étaient parvenues aux oreilles, comme quoi elle serait la fille d’un marin disparu en mer. D’autres racontaient qu’elle était le fruit d’une liaison avec un gentilhomme du coin. Tout comme elle, dans sa jeunesse la beauté de Rita avait nourri les jalousies de son voisinage.

— Tu m’as ramené ce que je t’ai demandé ?
— Oui, j’ai même trouvé une pierre de foudre, ajouta-t-elle en exhibant la pierre de forme ovoïde.

Sa mère s’en saisit pour l’examiner plus en détail.

— C’est une belle pierre! Justement le père Arluzea m’en a réclamé une, hier au marché, se réjouit-elle. Fais chauffer de l’eau, nous allons la laisser macérer dans une décoction de sureau. L’odeur suffira à rassurer le père Arluzea quant à ses propriétés magiques à éloigner le mauvais œil.
— Je doute que cela soit efficace, gloussa Sylvia.
— Ne sous-estime le pouvoir de l’esprit, ironisa sa mère. Parfois, il suffit de croire fort en quelque chose pour que cela se produise.

Sylvia éclata de rire à l’unisson de sa mère.

— Peu importe que ce soit efficace, l’essentiel sera les quelques pièces que ta trouvaille va nous rapporter, affirma-t-elle avec satisfaction.

Tout en joie, Sylvia se saisit du chaudron qu’elle suspendit à la crémaillère au-dessus du foyer éteint. Après l’avoir à moitié rempli d’eau, elle s’affaira à enflammer les brindilles à l’aide de son briquet à pierre. Une petite flammèche apparut et elle se dépêcha de l’attiser avec des sarments de vigne, avant d’y déposer une buche. Alors qu’elle regardait le bois s’embraser, la vision de l’étrange cortège lui revint en mémoire.

— Au fait, mère, j’ai aperçu des soldats qui convoyaient un carrosse aux portes de notre ville, déclara-t-elle.
— Le Baron d’Agramont ? demanda Rita sans lever les yeux.
— Je l’ignore, je n’ai vu aucunes armoiries, seulement les…

Sylvia ne termina pas sa phrase. Sa mère absorbée par sa tâche, celle de trier le Milleperthuis ramené par sa fille afin de le faire sécher au plus vite, ne vit pas les joues de sa fille s’embraser.

 À suivre…

*Biltzar (ou Bilçar): est une assemblée représentative du Labourd (Pays basque français) qui a perduré jusqu’en 1789.
* Le Labourd (Lapurdi en basque, Labord en occitan) est un ancien fief féodal. Le territoire disparut lors de la révolution française avec la création du département des Pyrénées-Atlantiques. Selon l’Académie de la langue basque, le Labourd est un des sept territoires basques traditionnels.