Viaticum (prequel 2)

Les sorcières d’Ahetze

Voilà quelques nuits que Sylvia se cachait dans les bois proches d’Ustaritz, à quelques lieues du village. Une forêt suffisamment grande et suffisamment éloignée pour que les gens d’Ahetze viennent la chercher. Cachée derrière un muret de pierres empilées qui délimitait le champ voisin, celui du père Arluzea, elle observait sa maison située à quelques pieds. La nouvelle lune se finissant, le mince croissant suffisait à percer la pénombre. Plus que la vue, elle comptait sur son ouïe fine et son odorat aiguisé pour débusquer un des soldats de la garnison, aussi sales que puants, qui avaient débarqué dans le village.

— Maudits soient-ils, marmonna-t-elle entre ses dents.

Tout en étant aux aguets, elle repensa à cette funeste soirée. Pour une fois, elle regretta son insouciance, mais comment aurait-elle pu imaginer que cet étrange cortège, celui qu’elle avait aperçu quelques jours plus tôt, était celui de Pierre de Lancre, l’inquisiteur ! Certes, depuis quelques semaines une rumeur inquiétante se propageait, comme quoi certaines femmes avaient été envoyées au château de Saint-Pée-sur-Nivelle. Le bruit courrait qu’un magistrat, missionné par le parlement de Bordeaux, parcourait un à un les villages alentours, se croyant investi d’une mission divine, celle de traquer les sorcières et qui infestaient le Labourd. Bien que Sylvia, tout comme Rita, ne prêtait guère attention aux quolibets et aux railleries, comme « sorcière » ou « diablesse » dont les villageois aimaient les affubler dans leur dos, ceux-ci avaient donc fini par susciter l’intérêt du cruel inquisiteur.
Garaxi, la fille du père Arluzéa n’avait pas oublié que Rita l’avait sorti d’un mauvais pas en lui faisant boire une infusion abortive, à base de Belladone et elle seule, avait eu le courage de s’opposer à cette folie en venant les avertir du danger qui allait s’abattre sur elles. Que ce fut par peur ou par pure méchanceté, certains villageois n’avaient guère tardé à lui livrer des témoignages accusateurs à leur encontre. Nombreux avaient été victime de leur ensorcèlement par des guérisons trop miraculeuses pour qu’elles ne soient pas l’œuvre d’une prêtresse du diable lui-même. Le curé en personne prétendait les avoir vu danser à la pleine lune, leurs corps nus, enduits de baumes odorants tout en exécutant le sabbat pour invoquer le diable. Encore un qui avait pris ses fantasmes pour de la réalité. Voilà donc comment ces misérables ingrats avaient remercié sa mère pour ses bons soins, en la livrant aux griffes de ce Pierre de Lancre.
Peu de temps après l’avertissement de Garaxi, elles avaient perçu les vociférations de ceux qui avaient été ses voisins et qui guidaient l’inquisiteur et ses sbires, jusqu’à leur humble bicoque. Elle revoyait encore la procession de torches, elle entendait encore Rita lui ordonner de s’enfuir par la porte de derrière, alors qu’elle s’accrochait à sa jupe pour l’implorer à la suivre.

— Sylvia, je dois rester sinon ils n’auront de cesse de nous traquer tous les deux, lui avait-elle expliqué avec un sourire résigné.
— Je ne veux pas te quitter, avait-elle crié entre deux sanglots. Et puis, où vais-je aller ?
— Va te réfugier dans l’abri du berger abandonné, tu sais, au cœur de la forêt d’Ustaritz ! Je te rejoindrai plus tard quand ils m’auront relâché d’ici à quelques jours !
— Mais ils vont te faire du mal !
— J’aurais peut-être droit à quelques coups de fouet et tu seras là pour me soigner, ma petite fille, lui avait-elle dit en souriant.

Bien que Rita fut une piètre menteuse, poussé par le désespoir elle avait su la convaincre et elle était parti, protégé par la noirceur de la nuit. Une seule fois, elle avait arrêté sa course quand la clameur des villageois avait retenti à l’unisson.

« Brulons la sorcière ! »

Mon Dieu, est-ce là le sort qu’ils lui réservent ? pensa-t-elle avec effroi. Un instant, elle avait hésité à faire demi-tour, mais la peur l’avait tétanisée durant de longues minutes. Ce n’est qu’en entendant des chiens aboyer qu’elle réalisa que les soldats cherchaient déjà sa piste. Alors, elle était passée par les marais pour brouiller sa piste, avant de courir à se faire éclater la rate. Elle avait avalé les trois lieues la séparant de la forêt d’une seule traite et ce n’est qu’une fois à l’abri de la futaie qu’elle se permit une halte. Les terribles évènements, dont elle venait d’être victime, contrastaient avec la douceur et la tranquillité de cette nuit de fin d’été. Bien qu’épuisée et à bout de force, elle avait puisé dans ses ressources afin de grimper à sur un chêne majestueux dont les épaisses branches l’avaient accueillie comme un berceau salvateur, au danger du monde ici-bas.

Aucun garde ne rôdait dans les parages. Visiblement, personne ne la croyait aussi folle pour revenir sur les lieux du crime. Sylvia s’élança en sautant par-dessus le muret et se précipita de sa foulée aussi légère que silencieuse vers la porte basse qui se situait à l’arrière de sa bicoque. Cette dernière était une ancienne bergerie délabrée quand sa mère l’avait acheté peu de temps après sa naissance pour seulement quelques pièces d’argent qu’elle avait obtenu pour ses bons soins dans une famille de notables de la région. Cette ouverture permettait au berger de faire rentrer son bétail dans la partie étable. Elle ouvrit la porte en grimaçant. Dans le calme ambiant de la nuit, le petit couinement qui s’échappa des gonds rouillés prenait des allures d’une sirène stridente. Telle une ombre, elle se faufila à l’intérieur et se colla contre le mur afin de rependre son souffle. L’odeur si familière de son petit nid douillet l’apaisa et la rassura avant que des éclats de voix provenant de l’extérieur ne l’alerte et la fige sur place.

— J’ai entendu un bruit, je te dis, chuchota une voix masculine.
— Ça doit être le vent, lui répondit un autre homme.
— Non, on aurait dit un grincement venant de l’intérieur, on devrait aller voir !
— Hors de question que je rentre là-dedans !
— Le juge De Lancre, nous a ordonné de surveiller la maison et d’empêcher quiconque de s’en approcher, insista le premier.
— C’est ce que l’on fait, s’exclama son compère. On garde la maison, un point c’est tout !
— Tu as grand-peur, on dirait !
— Diantre, c’est la maison d’une sorcière et je ne veux pas m’attirer le mauvais œil, s’obstina le second. Regarde ce qui s’est passé à Saint-Pée sur Nivelle, s’affola-t-il. Il parait que l’une des femmes capturées aurait pénétré dans la chambre du juge pour se livrer à une copulation sodomite avec le diable, à deux pas du lit du magistrat, tout en récitant des messes noires. On dit même que le prêtre l’aurait assisté dans une tentative d’assassinat en lui perçant la cuisse dans son sommeil pour boire son sang.
— En tout cas, cette drôlesse a reconnu sa culpabilité durant l’estrapade* quand l’inquisiteur lui a posé la question !
— Elles avouent tout, ricana l’autre. Et pour l’autre question ?
— Je crois qu’elle a refusé de livrer ses complices. Pourtant, le bourreau l’a gavé de quatre pots d’eau avant de tomber en faiblesse. Peu importe, les témoins qui ont défilé ont tous dénoncé sa fille comme complice !
— La bougresse doit être loin à l’heure qu’il est. Bon débarras, même si j’aurais préféré qu’elle crame avec les autres diablesses, dès demain matin, se gaussa son voisin.
— Oublions ces diablesses, le curé m’a refilé un fond de gnôle, tu en veux ?
— Plutôt deux fois qu’une ! s’exclama l’autre.

Sylvia s’était collé la main sur la bouche pour refréner le bruit de son sanglot à cette nouvelle. Comme sa mère ne l’avait toujours pas rejointe malgré sa promesse, elle se doutait que Rita se trouvait en mauvaise posture, mais jamais elle n’aurait imaginé de la voir finir sur le bucher. Elle devait se rendre à Saint-Pée de toute urgence, peut-être pouvait-elle encore implorer la clémence de ce maudit juge. Elle attendit que les deux gardes s’éloignent avant de se diriger vers le côté de la cheminée. Elle ôta, la pierre décelée pour extirper le grimoire et une petite bourse remplis de quelques pièces de sa cachette et les glisser dans sa besace qui se trouvait sur le banc. Pour le moment, Sylvia se refusait à envisager son échec à extirper sa mère du triste sort qui l’attendait, mais ce dont elle était certaine, c’est toutes les deux ne reviendraient jamais dans ce village rempli de couards.
Ces quelques jours dans la forêt avaient souillé ses vêtements et elle hésita à se changer. Les deux soldats ne tarderaient pas à revenir de leur pause, et l’alcool pouvait leur donner le courage de rentrer dans sa demeure, si jamais elle avait l’imprudence de se montrer indiscrète. Par précaution, elle fourra quelques vêtements dans une autre sacoche en tissus et s’éclipsa sans bruit. Elle avait toute la nuit pour parcourir les lieues la séparant de Saint-Pée-sur-Nivelle.

*Estrapade : Supplice qui consistait à attacher un condamné avec une corde, à le hisser à une certaine hauteur et à le faire tomber plusieurs fois au bout de sa corde, à quelques mètres du sol ou dans l’eau.

À suivre…


Viaticum (prequel 1)

Le Labourd

Du haut de son promontoire, Sylvia observait l’étrange délégation sur le sentier bordant l’Uroneko Erreka, le ruisseau qui passait à proximité de son village. Enfouie dans les hautes herbes brulées par le soleil de l’été qui se terminait, nul ne pouvait deviner sa présence. Depuis toute petite, elle avait appris à se dissimuler telle une ombre. Les gens du village ne les appréciaient guère, elle et sa mère, Rita, bien qu’ils fassent appel à ses services lorsque la maladie les frappait. Les villageois d’Ahetze se méfiaient de cette guérisseuse et de sa vagabonde de fille, n’hésitant pas à les traiter de sorcières et à leur attribuer les causes d’un malheur ou d’une mauvaise récolte.
Toutes les deux s’en moquaient éperdument et Sylvia prenait même un malin plaisir à entretenir cette croyance ridicule. Consciente que sa seule beauté, aussi pure qu’innocente, dévoyait déjà les hommes si faibles d’esprit. Aussi, elle aimait se revêtir de l’odeur des fleurs qu’elle récoltait lors de ses longues ballades dans la lande avoisinante et qui finissaient en onguents qu’elle préparait sous la supervision de sa mère. Une pratique que réprouvait le curé village, condamnant l’utilisation du parfum, jugeant cette pratique comme le symbole de mœurs trop légères et de traditions païennes. quel mal y avait-il à sentir bon?
La carriole en contrebas s’arrêta et des hommes vêtus de noir en descendirent aussitôt. L’escorte, composée d’une dizaine de soldats, mirent pied à terre. Alors que certains satisfaisaient un besoin naturel, d’autres accompagnèrent les chevaux au bord du ruisseau afin qu’ils se désaltèrent. Plus que l’accoutrement burlesque des dignitaires en noir, qui coiffés de hauts chapeaux pointus de la même couleur que leurs habits s’étaient réunie pour tenir un conciliabule, c’étaient les soldats lui faisant face, leurs attributs à l’air afin de se soulager, qui l’amusa. Certes, l’anatomie masculine ne lui était pas totalement étrangère pour avoir vu des croquis dans le précieux grimoire de sa maternelle, mais c’était la première fois qu’elle en observait de si près. Malgré la dizaine de mètres les séparant, elle distinguait parfaitement ces petits tuyaux atrophiés dont sortait un jet discontinu de liquide jaunâtre. Dire que la vie provient du même organe qui servait à évacuer les déchets du corps humain, pensa-t-elle avec dégout.
Sans un bruit, elle rampa à reculons afin de se mettre hors de vue. Ce n’est qu’une fois à l’orée du petit bois qui se trouvait sur l’autre versant de la colline qu’elle se débarrassa des mauvaises herbes qui s’étaient accrochées à sa robe de serge écru qu’elle avait enfilé par dessus son jupon. Elle en profita pour réajuster les lanières de son bustier d’un blanc grisâtre, qui enfermait sa poitrine naissante. Ceci fait, elle empoigna son sac de toile qui contenait le petit couvre-chef en tissu dont elle se coiffa pour maintenir son épaisse chevelure noire bouclée. Avant de placer sa musette en bandoulière, elle contempla son butin du jour. Essentiellement du Milleperthuis, une plante dont se servait sa mère pour guérir les brulures, mais qui avait aussi la réputation d’éloigner les esprits néfastes. En traversant le ruisseau, elle avait eu la chance de dénicher une pierre de foudre. Les paysans accrochaient au-dessus du seuil de leur porte ces cailloux d’aspects singuliers, que la croyance populaire attribuait à une chute du ciel, lors d’un orage. Tels des précieux talismans aux formes allongées, ils étaient censés protéger les habitations de la colère divine. Pour Sylvia, cela signifiait quelques sous en plus, de quoi agrémenter un peu l’ordinaire. Forts de leurs convictions religieuses, les puissants dédaignaient les légumes en estimant que des végétaux touchant le sol étaient indignes de leurs conditions. Sylvia et sa mère s’accommodaient aisément des bulbes et des racines cultivés sur un petit lopin de terre à l’arrière de leur bicoque. À ce régime s’ajoutaient les œufs des quelques poules en leur possession. Parfois un lapin sauvage se laissait prendre à l’un de ses collets qu’elle posait uniquement en cas de nécessité durant l’hiver, une saison plus difficile pour se sustenter en l’absence de ce que Dame Nature pouvait offrir le reste de l’année. Une entreprise toujours périlleuse car les seigneurs féodaux ne plaisantaient pas avec les braconniers. Il y a deux saisons, suite à une plainte du Baron d’Agramont, l’assemblée du Biltzar* n’avait pas hésité à condamner un imprudent à l’échaffaud sur la place publique de Saint-Pée-sur-Nivelle. Ce pauvre malheureux avait eu l’outrecuidance de chasser des canards sauvages, un gibier, qui en tutoyant le royaume des cieux, ne pouvait que garnir la table des nobles du Labourd*.
Le sentier traversant le petit bois débouchait sur une zone plus marécageuse, parsemé de joncs et de roseaux. En cette fin d’été, le niveau de l’eau stagnante se trouvait au plus bas, mais il fallait rester prudent et prendre garde où poser les pieds sous peine de se retrouver embourbé jusqu’à la taille. Un danger qui ne préoccupait pas Sylvia, tant elle connaissait les pièges de ce marais comme sa poche. Sa maison se situait un peu à l’écart du village, ce qui lui convenait très bien. Elle entra par la porte de derrière et trouva sa mère plongée dans son grimoire. Ces dons de guérisseuse s’appuyaient sur les connaissances compilées dans ce livre si précieux, transmis à chaque génération. Un jour, le plus tard possible, elle en deviendrait l’heureuse propriétaire et perpétuerait ainsi la tradition familiale.

— Ah te voici ! s’exclama Rita d’un ton réprobateur.

Sylvia se contenta de sourire, devinant l’anxiété de sa mère quand elle disparaissait durant de longues heures. À bien des égards, Rita lui ressemblait autant par son caractère impétueux que par son physique qui restait plutôt avantageux par rapport aux femmes de son âge. Il faut dire que son corps avait été préservé de grossesses à répétition.
Sylvia n’avait jamais connu son père et Rita avait toujours éludé ses questions génantes, bien que légitimes, lorsqu’elle abordait le sujet. Cependant, certaines rumeurs lui étaient parvenues aux oreilles, comme quoi elle serait la fille d’un marin disparu en mer. D’autres racontaient qu’elle était le fruit d’une liaison avec un gentilhomme du coin. Tout comme elle, dans sa jeunesse la beauté de Rita avait nourri les jalousies de son voisinage.

— Tu m’as ramené ce que je t’ai demandé ?
— Oui, j’ai même trouvé une pierre de foudre, ajouta-t-elle en exhibant la pierre de forme ovoïde.

Sa mère s’en saisit pour l’examiner plus en détail.

— C’est une belle pierre! Justement le père Arluzea m’en a réclamé une, hier au marché, se réjouit-elle. Fais chauffer de l’eau, nous allons la laisser macérer dans une décoction de sureau. L’odeur suffira à rassurer le père Arluzea quant à ses propriétés magiques à éloigner le mauvais œil.
— Je doute que cela soit efficace, gloussa Sylvia.
— Ne sous-estime le pouvoir de l’esprit, ironisa sa mère. Parfois, il suffit de croire fort en quelque chose pour que cela se produise.

Sylvia éclata de rire à l’unisson de sa mère.

— Peu importe que ce soit efficace, l’essentiel sera les quelques pièces que ta trouvaille va nous rapporter, affirma-t-elle avec satisfaction.

Tout en joie, Sylvia se saisit du chaudron qu’elle suspendit à la crémaillère au-dessus du foyer éteint. Après l’avoir à moitié rempli d’eau, elle s’affaira à enflammer les brindilles à l’aide de son briquet à pierre. Une petite flammèche apparut et elle se dépêcha de l’attiser avec des sarments de vigne, avant d’y déposer une buche. Alors qu’elle regardait le bois s’embraser, la vision de l’étrange cortège lui revint en mémoire.

— Au fait, mère, j’ai aperçu des soldats qui convoyaient un carrosse aux portes de notre ville, déclara-t-elle.
— Le Baron d’Agramont ? demanda Rita sans lever les yeux.
— Je l’ignore, je n’ai vu aucunes armoiries, seulement les…

Sylvia ne termina pas sa phrase. Sa mère absorbée par sa tâche, celle de trier le Milleperthuis ramené par sa fille afin de le faire sécher au plus vite, ne vit pas les joues de sa fille s’embraser.

 À suivre…

*Biltzar (ou Bilçar): est une assemblée représentative du Labourd (Pays basque français) qui a perduré jusqu’en 1789.
* Le Labourd (Lapurdi en basque, Labord en occitan) est un ancien fief féodal. Le territoire disparut lors de la révolution française avec la création du département des Pyrénées-Atlantiques. Selon l’Académie de la langue basque, le Labourd est un des sept territoires basques traditionnels.